La Chine n’est pas qu’un marché
Jean François BILLETER
Lettre de lecteur, Journal de Genève, 4 mai 1994
Professeur à la Faculté des lettres à l’Université de Genève, Jean François BILLETER estime que la polémique qu’a suscitée l’invitation de la Chine comme hôte d’honneur au Salon du livre est une bonne chose.
Il ne faut cesser de rappeler que le régime chinois ne reconnaît ni la liberté d’expression ni la liberté de la presse Il faut rappeler que c’est un régime archaïque que l’immense majorité des Chinois souhaitent ardemment voir évoluer ou changer tout à fait. Nos protestations sont des signes d’amitié adressés à tous les Chinois et les Chinoises qui appellent de leurs vœux, non seulement une vie décente sur le plan matériel, mais une société plus juste, des institutions plus modernes, des droits et le moyen de défendre ces droits, etc. Ce sont des signes adressés à tous ceux qui luttent pour cette Chine de demain, à l’intérieur des rouages de l’État et en dehors – plus particulièrement aux journalistes, aux intellectuels et aux écrivains. Ces protestations viennent peut-être aussi à point pour rappeler a ceux de nos compatriotes qui investissent en Chine et qui y sont par conséquent reçus comme des rois, que la Chine n’est pas qu’un marché.
La société chinoise a besoin d’une presse libre, comme toute autre société, afin de pouvoir lutter contre la corruption, les abus de pouvoir, l’inadaptation de ses institutions. Elle en a particulièrement besoin à cause de la gravité que ses problèmes revêtent actuellement en Chine. Rappelons qu’en 1989, de nombreux journalistes ont manifesté pour revendiquer le droit de remplir cette fonction indispensable Actuellement, ils ne l’ont pas. Certains sont en prison. Quant aux écrivains, leur sort est moins noir que cela n’a été dit dans nos journaux récemment. Certains ont été victimes de traitements arbitraires dans un passé récent, certes. mais c’est parce que personne n’est à l’abri de l’arbitraire en Chine quand il se trouve en conflit avec un détenteur du pouvoir.
Il me semble plus juste de rappeler que pendant les années 80, il y a eu une véritable éclosion de la création littéraire en Chine et que la vie littéraire, bien que plus surveillée, reste relativement animée. Ce que le régime ne tolère pas, c’est que son histoire soit éclairée et méditée, et que des leçons politiques en soient tirées (…).
En dépit d’une situation politique absurde, la Chine se transforme rapidement, une partie de son économie bat tous les records de croissance, elle va peut-être devenir la première puissance économique du début du prochain millénaire. Maintenant que les Chinois s’ouvrent au monde, qu’ils multiplient les échanges, il est important qu’ils rencontrent dans tous les milieux un nombre grandissant d’interlocuteurs qui les comprennent, qui sachent interpréter ce qu’ils disent et, parfois, ce qu’ils taisent. Ils méritent le respect de cette compréhension. Nous avons la tâche de créer de notre côté les conditions de ce dialogue. Le monde s’unifie si vite que demain ils seront nos voisins au même titre que les Français, les Italiens ou les Allemands. Il faudra que toutes les forces vives de nos sociétés respectives puissent communiquer et se soucier ensemble du bien commun.
Comme Lucien BIANCO le montre bien dans un essai récent*, le nationalisme a été le principal moteur de la révolution chinoise. Ce nationalisme reste très vif aujourd’hui car les Chinois sont sensibles au fait qu’ils sont loin d’occuper la place qui leur revient dans le monde actuel. Parce que ce nationalisme n’est pas immunisé contre des formes dangereuses, il est dans l’intérêt de tous qu’il n’ait pas à s’affirmer contre le monde, mais trouve la voie d’une intégration réussie dans la société chinoise mondiale de demain. Il faut aussi tenir compte des problèmes auxquels la société chinoise est confrontée en cette fin de siècle : instabilité politique, faiblesse des institutions légales (c’est un euphémisme), absence de contrôle démocratique, inégalités sociales grandissantes, pollution de plus en plus grave de l’environnement, etc.
À cause du poids de la Chine, ces problèmes pèsent lourd à l’échelle de la planète. C’est évidemment aux Chinois de les résoudre. Je pense qu’une véritable compréhension, de notre part, pourra parfois les aider. Je pense aussi que les efforts faits en Suisse pour créer cette compréhension sont encore très insuffisants.
Il faudra bien y revenir.
Jean François BILLETER
*La Chine, Flammarion, 1994, 125 p.